Troisieme samedi : Talyie

Allongé sur le sol sur lequel il venait d’être projeté, Mathias ouvrit péniblement les yeux sur un ciel rouge sang : « Ouaaaw, ce ciel rouge ! Ciel rouge du soir, servez moi à boire ! Une tête de gobelin se pencha au-dessus de lui, découpant le ciel, __ Ciel rouge du soir paye ton pourboire, plutôt ! __ Oh non ! Mathias referma les yeux, un gobelin au réveil c’est dur, même encore alcoolisé ! __ Et ça marche aussi le matin : ciel rouge du matin, paye ton gobelin ! Bienvenue coté horde Mr Shaw ça fera 999,99 pièces d'or la traversée, et j’ai pas compté la chemise de nuit de mon garde du corps…On vous a quand même ramassé nu comme un ver… __ Hein?? Alors ça je conteste, - se relevant péniblement Shaw se prit les pieds dans sa robe et manquant de s’écrouler, s’agrippa à la roue de la calèche du gobelin. __ Déjà j’étais vêtu avant d’embarquer sur votre rafiot de fortune, ensuite j’ai pas le souvenir d’avoir voyagé dans une cabine, mais au milieu des marchandises ! C’est une ruse pour escroquer vos clients ! Je me plaindrai ! __ Non, vous étiez vêtu avant de jouer- pardon-, avant de perdre tous vos vêtements aux cartes. Et vous étiez tellement ivre, qu’on a du vous mettre fonds de cale, les autres voyageurs menaçaient de se jeter à l’eau tant vous les importuniez ! La prochaine fois, vous ferez Boralus -Dazzar’alor à dos de requin, dans le plus simple appareil ! » Garagix et son garde du corps emboitèrent le pas à Shaw qui avait passé la grille du cimetière. « La loi m’autorise à vous facturer des pénalités de retard vous savez, je perds des clients, c’est l’heure de pointe ! __ Dites-moi Garagix, qu’est ce que vous ne vendez pas ? __ Ce qui est déjà vendu, monsieur.»

S’enfonçant dans le brouillard, les trois compères se joignirent au petit attroupement qui était formé au centre du cimetière, à l’endroit le plus éclairé par la lune. « Et ben mes amis, vous en faîtes une tête d’enterrement ! Si l'on peut dire » plaisanta Mathias. »

Devant les mines graves qu’il eût pour toute réponse, il comprit que l’heure n’était pas vraiment à la plaisanterie. Tous les regards étaient posés sur une silhouette prostrée. Les mains sur la tête, l’homme semblait psalmodier un cantique inintelligible.

« La vache, mon pote ! Ils t’ont pas loupé ! - posant une main sur l’épaule du loa -, vous lui avez donné de l’eau ? ! questionna Matthias d’un ton accusateur __Non ! se défendit Straellice l’air désemparé, il n’a bu que du rhum comme d’habitude ! Depuis hier soir il reste ici, abattu comme ça, à marmonner des chouineries ! Pas une blague, pas un rire, rien ! Il pleure presque… C’est arrivé d’un coup… la voix de Straellice s’éteignit dans un sanglot. __ Et il n’a sorti aucune grivoiserie ! » lui emboîta une mage Toutes les serveuses acquiescèrent l’air grave.

Ne prêtant aucune attention à tous ceux qui l’entouraient, le Baron leva lentement le visage, le regard perdu dans le vide, il laissa s’échapper un filet de voix : « L’eau… L’eau qui efface les souvenirs et coule les hommes, l’eau …L’eau douce, vive ou tumultueuse…L’eau qui coule et que l’on retient…L’eau… » Sa voix se brisa, ses lèvres articulaient des mots que lui seul entendait, lui seul comprenait.

Tous autour prirent une mine contrite, tandis que le loa continuait : « Si impure est la surface, alors l’eau efface, jusqu’au souvenir de cette trace…

__Sérieusement ? Bwonsamdi qui parle comme Frère Pike ! ? » s’étonna Matthias plus pour lui, que pour les autres, qui l'avaient toutefois bien entendu… Les visages blêmirent, et toute l’assistance sembla traversée de la même affreuse pensée : « La potion de réversibilité ! s’écrièrent en chœur les mages. __ C’est pas possible, c’est une légende !! fit une naine interloquée __C’est pas une légende, c’est mauvais vaudou interdit ! » lui répondit un troll S’avançant plus près du Baron, Nola prit la parole : « La potion de réversibilité est une magie primitive qui date de bien avant Vanilla. Nous avons trouvé quelques parchemins qui en font état, mais tout ce que j’ai lu à son sujet est unanime : c’est une magie versatile, incertaine, et qui a donné des résultats aussi mauvais que les intentions qui l’ont commandée … Cette potion entraine un échange de personnalités : une personne boit la potion et en devient une autre, qui prend sa place pour une dure indéterminée. Si Bwonsamdi est devenu Frère Pike, alors Frère Pike est devenu Bwonsamdi.

__ Mais si le vrai frère Pike est devenu Bwonsamdi, est ce qu’il est dans le même état que … lui ? demanda un Orc en montrant du menton le Baron. __ C’est ce qu’il nous faut déterminer, le degré de conscience d’être un autre varierait d’une personne à l’autre… Ensuite nous devons mettre la main sur un un antidote s’il existe …Et enfin comprendre les motivations de la personne qui est derrière ce coup fourré. __ Dans tous les cas, je crois que personne ici n’a envie d’avoir un loa des esprits incarné en religieux aux portes de Boralus, fit Tahu le Taurène. Regardant autour de lui, Straellis ajouta,

__ Et personne n’aura envie non plus d’avoir des esprits des morts, sans gardien ! » Un frisson parcourut l’assistance… Nola continua : « Si c’est vraiment cette magie là, nous ne trouverons aucune réponse dans les bibliothèques de Dalaran. Je vais voyager jusqu’en Pandarie, peut-être qu’en compilant mes parchemins et ceux des chroniqueurs, nous pourrions en apprendre plus. Mathias, continua-t-elle, toi tu pars à la recherche de frère Pike, il faut qu’on le garde sous surveillance et qu’on l’empêche d’accomplir le dessein auquel on le destine, bien malgré lui. __ Pas de problème, répondit Mathias, mon ami Garagix se proposait justement de m’offrit le billet retour , répondit Mathias en lançant un regard noir à Garagix, qui pointa un pouce vers son garde du corps derrière lui. __ Jinba, Marta, occupez-vous de Bwonsam…Pike ! Straellice, surveille les esprits, qu’ils ne s’agitent pas trop sans leur gardien…Ne perdons pas de temps les amis, celui qui est derrière tout ça, a un plan bien précis en tête… »

La petite fille sautillait devant les portraits accrochés au mur, tandis que le prêtre s’affairait à son autel, un encensoir à la main : « Et lui, tu le connaissais ? demanda l’enfant en désignant une des peintures. __ Oui, je le connaissais », répondit l'homme en déposant une bougie sur le guéridon duquel se tenait la petite. Celle-ci s’échinait à lire le nom inscrit sur un portrait représentant une dame, qui à en juger par ses vêtements avait vécu sous la 3ème guerre : « Ta-ly-na. …Talyna… déchiffra l’enfant. Hey ! Presque le même nom que moi, Talyie - Talyna, ça ressemble, tu trouves pas ? Tu l’as connue, elle aussi ? __ Oui, je l’ai connue aussi, répondit l’homme en grimpant les marches qui menaient à la porte de sortie de la chapelle. Derrière lui, l’enfant tournoyait devant la bougie : « Regarde !! La bougie elle danse !! Je peux la garder, dit ? L’homme répondit, __ Elle est à toi. »

Et il referma la lourde porte derrière lui, sans se retourner. Il traversa le petit cimetière qui bordait la chapelle. En contre-bas du chemin principal, il emprunta une allée qui menait aux tombes les plus anciennes, témoignant la végétation qui les avait recouvertes. Il s’arrêta devant une petite tombe sur laquelle avait poussé un rosier, s’agenouilla, et déposa une bougie sur la pierre marquée par le temps. Semblant danser à l’unisson de la petite flamme, les lettres gravées Talyie se détachèrent dans la nuit. « Je connais tous les morts », dit l’homme en se relevant.

Et il s’enfonça dans la nuit.